Une route pour deux pays

19. Juin. 2024

Un soldat surveille le viaduc ferroviaire sur la ligne Schaffhouse-Zurich pendant la Première guerre mondiale (Archives fédérales suisses, E27#1000/721#14096#338*)

La frontière nationale de la Suisse n’est pas aussi figée qu’on le pense. Un exemple provenant du canton de Schaffhouse montre comment nos frontières ont été entretenues, surveillées et parfois même repoussées.

Felix Frey

Spécialiste historique de swisstopo

Au premier abord, la frontière nationale suisse semble être une ligne immuable. Depuis le congrès de Vienne en 1815, les frontières extérieures de la Confédération semblent ne plus avoir changé. Mais si l’on y regarde de plus près, de légers ajustements sont visibles à de nombreux endroits.

Au XXIe siècle, c’est surtout l’environnement qui alimente les discussions entre la Suisse et ses cinq pays voisins : Certains cours d’eau, mais aussi les lignes de partage des eaux dans les Alpes, c'est-à-dire les limites naturelles, ne sont pas statiques. Les glissements de terrain, le changement climatique et d’autres influences peuvent modifier leur trajectoire. Ce n'était guère différent dans le passé, mais grâce à des techniques de mesure de haute précision, ces changements sont désormais détectés beaucoup plus tôt et la frontière est ajustée. Mais il fut un temps où la nature n’était pas le premier facteur susceptible de modifier le tracé de la frontière nationale. Jusqu’au milieu du XXe siècle, les rectifications de frontières dépendaient avant tout des besoins de l’armée et des services douaniers.

Mais il n’y avait pas qu’à Schlauch que le tracé de la frontière nationale donnait du fil à tordre. Pendant la Première guerre mondiale, l’Armée suisse patrouillait et surveillait tout particulièrement les sections de frontières vulnérables aux invasions. Cette occupation de la frontière mettait en lumière les problèmes et incertitudes du tracé de la frontière à de nombreux endroits. À la demande de l’État-major, l’Office fédéral de topographie dressa en janvier 1919 une liste de 121 lieux où le tracé de la frontière s’était avéré insuffisant, contestable ou défavorable pour la Suisse pendant la Première guerre mondiale – le hameau de Schlauch figura lui aussi sur cette liste.

Une première tentative de ramener complètement sur le territoire suisse la route cantonale fut faite entre 1928 et 1931. Mais il y’avait une pierre d’achoppement pour atteindre cet objectif : La frontière vers Schlauch était ce qu'on appelle une frontière fixe. Elle n’était donc pas définie par un élément naturel du paysage tel qu’une rivière ou un bassin versant, mais dessiné par l'homme. Si un État souhaite déplacer une frontière fixe, il doit compenser l’État voisin à hauteur de 1 : 1 avec son propre territoire. Dans le cas de Schlauch, un tel accord échoua en raison des exigences du côté allemand mais aussi de l’opposition de plusieurs communes suisses qui ne voulaient pas céder du terrain à l’État voisin. Lorsque la frontière fût à nouveau occupée pendant la Seconde guerre mondiale, les garde-frontières eurent un déjà-vu comme le raconte un rapport de 1951 :

Après la fermeture de la route [près de Schlauch], les Suisses astreints au service militaire durent, tels des conspirateurs, suivre des sentiers forestiers pour marcher d’un village suisse à l’autre. Les cyclistes devaient porter leur vélo, y compris havresac et arme, traversant ravins et épais sous-bois.

La rectification des frontières de 1967

La construction de la route nationale entamée en 1960 apporta enfin une solution. Elle prévoyait de relier Bargen et Merishausen par la route nationale 4 qui devait passer à l’ouest de l’ancienne route cantonale. Mais pour que la N4 se trouve exclusivement sur le sol suisse, un échange de territoires avec la République fédérale d’Allemagne était nécessaire. Pour y parvenir, seuls cinq des 23 hectares autrefois réclamés devaient rejoindre la Suisse. Un autre avantage de cette solution résidait dans le fait que le tronçon long de 800 mètres de l’ancienne route cantonale pouvait rester chez le voisin allemand. Comme c’est souvent le cas lors de rectifications des frontières, cet échange se déroula dans le cadre d’une plus grande négociation : le Traité signé en 1967 entre la Suisse et l’Allemagne prévoyait du côté de la Suisse et du côté de l’Allemagne huit cessions de territoire qui devaient rendre le tracé de la frontière plus avantageux pour les deux parties.

En août 1968, l’Allemagne et la Suisse appliquèrent leur accord commun en repositionnant à Schlauch les bornes vieilles de plus d’un siècle. Une équipe composée de trois ouvriers allemands et de trois Suisses se mit en route avec camion-grue, pioches et pelles : une borne fut déplacée, 11 nouvelles bornes furent mises en place et 6 autres qui marquaient l’ancien tracé furent déterrées et déclarées caduques. Ainsi, la frontière rectifiée fut également matérialisée sur place.

Lors de l’échange de territoires de 1967, la frontière nationale près de Schlauch fut déplacée vers l’est. Au sud de Schlauch, elle se décala légèrement vers l’ouest (collection de cartes de swisstopo, CN 1011, 1956 et 1971)

Une ligne dynamique

Comme le montre le canton de Schaffhouse, la frontière nationale était et reste un objet de négociation. Qu’il s’agisse de glissements de terrain qui dévient les cours d’eau, du changement climatique qui déplace les lignes de partage des eaux dans les montagnes, de projets d’infrastructure dans la zone frontalière ou de réflexions politiques concernant la sécurité : les raisons de modifier les frontières sont multiples. Mais même là où le tracé des frontières ne change pas, le travail ne manque pas. La frontière extérieure de la Suisse longue de 1935 km compte aujourd’hui plus de 7000 bornes. Celles-ci sont régulièrement inspectées, entretenues et réparées sous la direction de swisstopo. Même à l’heure de la numérisation du tracé des frontières, c’est le seul moyen de veiller à ce que la frontière nationale soit également bien visible sur place.

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